Marcel Mauss (1902-1903), donne une définition de la Magie dans «Esquisse d’une théorie générale de la magie» :
Nous posons, provisoirement, en principe, que la magie a été suffisamment distinguée, dans les diverses sociétés, des autres systèmes de faits sociaux. S’il en est ainsi, il y a lieu de croire que non seulement elle constitue une classe distincte de phénomènes, mais encore qu’elle est susceptible d’une définition claire. Cette définition, nous devons la faire pour notre compte, car nous ne pouvons nous contenter d’appeler magiques les faits qui ont été désignés comme tels par leurs acteurs ou par leurs spectateurs. Ceux-ci se plaçaient à des points de vue subjectifs, qui ne sont pas nécessairement ceux de la science.
Une religion appelle magiques les restes d’anciens cultes avant même que ceux-ci aient cessé, d’être pratiqués religieusement ; cette façon de voir s’est déjà imposée à des savants et, par exemple, un folkloriste aussi distingué que M. Skeat considère comme magiques les anciens rites agraires des Malais. Pour nous, ne doivent être dites magiques que les choses qui ont vraiment été telles pour toute une société et non pas celles qui ont été ainsi qualifiées seulement par une fraction de société. Mais, nous savons aussi que les sociétés n’ont pas eu toujours de leur magie une conscience très claire et que, quand elles l’ont eue elles n’y sont arrivées que lentement. Nous n’espérons donc pas trouver tout de suite les termes d’une définition parfaite qui ne pourra venir qu’en conclusion d’un travail sur les rapports de la magie et de la religion.
La magie comprenant des agents, des actes et des représentations : nous appelons magicien l’individu qui accomplit des actes magiques, même quand il n’est pas un professionnel ; nous appelons représentations magiques les idées et les croyances qui correspondent aux actes magiques ; quand aux actes, par rapport auxquels nous définissons les autres éléments de la magie, nous les appelons rites magiques. Il importe dès main tenant de distinguer ces actes des pratiques sociales avec lesquelles ils pourraient être confondus.
Les rites magiques et la magie tout entière sont, en premier lieu, des faits de tradition. Des actes qui ne se répètent pas ne sont pas magiques. Des actes à l’efficacité desquels tout un groupe ne croit pas, ne sont pas magiques. La forme des rites est éminemment transmissible et elle est sanctionnée par l’opinion. D’où il suit que des actes strictement individuels, comme les pratiques superstitieuses particulières des joueurs, ne peuvent être appelés magiques.
Les pratiques traditionnelles avec lesquelles les actes magiques peuvent être confondus sont : les actes juridiques, les techniques, les rites religieux. On a rattaché à la magie le système de l’obligation juridique, pour la raison que, de part et d’autre, il y a des mots et des gestes qui obligent et qui lient, des formes solennelles. Mais si, souvent, les actes juridiques ont un caractère rituel, si le contrat, les serments, l’ordalie, sont par certains côtés sacramentaires, c’est qu’ils sont mélangés à des rites, sans être tels par eux-mêmes. Dans la mesure où ils ont une efficacité particulière, où ils font plus que d’établir des relations contractuelles entre des êtres, ils ne sont pas juridiques, mais magiques ou religieux. Les actes rituels, au contraire, sont, par essence, capables de produire autre chose que des conventions ; ils sont éminemment efficaces ; ils sont créateurs ;ils font. Les rites magiques sont même plus particulièrement conçus comme tels ; à tel point qu’ils ont souvent tiré leur nom de ce caractère effectif : dans l’Inde, le mot qui correspond le mieux au mot rite est celui de karman, acte ; l’envoûtement est même le factum, krlyâ par excellence ; le mot allemand de Zauber a le même sens étymologique ; d’autres langues encore emploient pour désigner la magie des mots dont la racine signifie faire.
Mais les techniques, elles aussi, sont créatrices. Les gestes qu’elles comportent sont également réputés efficaces. A ce point de vue, la plus grande partie de l’humanité a peine à les distinguer des rites. Il n’y a peut-être pas, d’ailleurs, une seule des fins auxquelles atteignent péniblement nos arts et nos industries que la magie n’ait été censée atteindre. Tendant aux mêmes buts, elles s’associent naturellement et leur mélange est un fait constant ; mais il se produit en proportions variables. En général, à la pêche, à la chasse et dans l’agriculture, la magie côtoie la technique et la seconde. D’autres arts sont, pour ainsi dire, tout entiers pris dans la magie. Telles sont la médecine, l’alchimie; pendant longtemps, l’élément technique y est aussi réduit que possible, la magie les domine; elles en dépendent à ce point que c’est dans son sein qu’elles semblent s’être développées. Non seulement l’acte médical est resté, presque jusqu’à nos jours, entouré de prescriptions religieuses et magiques, prières, incantations, précautions astrologiques, mais encore les drogues, les diètes du médecin, les passes du chirurgien, sont un vrai tissu de symbolismes, de sympathies, d’homéopathies, d’antipathies, et, en réalité, elles sont conçues comme magiques. L’efficacité des rites et celle de l’art ne sont pas distinguées, mais bien pensées en même temps.
La confusion est d’autant plus facile que le caractère traditionnel de la magie se retrouve dans les arts et dans les industries. La série des gestes de l’artisan est aussi uniformément réglée que la série des gestes du magicien. Cependant, les arts et la magie ont été partout distingués, parce qu’on sentait entre eux quelque insaisissable différence de méthode.Dans les techniques, l’effet est conçu comme produit mécaniquement. On sait qu’il résulte directement de la coordination des gestes, des engins et des agents physiques. On le voit suivre immédiatement la cause ; les produits sont homogènes aux moyens : le jet fait partir le javelot et la cuisine se fait avec du feu. De plus, la tradition est sans cesse contrôlée par l’expérience qui met constamment à l’épreuve la valeur des croyances techniques. L’existence même des arts dépend de la perception continue de cette homogénéité des causes et des effets. Quand une technique est à la fois magique et technique, la partie magique est celle qui échappe à cette définition. Ainsi, dans une pratique médicale, les mots, les incantations, les observances rituelles ou astrologiques sont magiques ; c’est là que gîtent les forces occultes, les esprits et que règne tout un monde d’idées qui fait que les mouvements, les gestes rituels, sont réputés avoir une efficacité toute spéciale, différente de leur efficacité mécanique.On ne conçoit pas que ce soit l’effet sensible des gestes qui soit le véritable effet. Celui-ci dépasse toujours celui-là et, normalement, il n’est pas du même ordre ; quand, par exemple, on fait pleuvoir, en agitant l’eau d’une source avec un bâton. C’est là le propre des rites qu’on peut appeler des actes traditionnels d’une efficacité sui generis.
Mais nous ne sommes encore arrivés qu’à définir le rite et non pas le rite magique, qu’il s’agit maintenant de distinguer du rite religieux. M. Frazer, nous l’avons vu, nous a proposé des critères. Le premier est que le rite magique est un rite sympathique. Or, ce signe est insuffisant. Non seulement il y a des rites magiques qui ne sont pas des rites sympathiques, mais encore la sympathie n’est pas particulière à la magie, puisqu’il y a des actes sympathiques dans la religion. Lorsque le grand prêtre, dans le temple de Jérusalem, à la fête de Souccoth, versait l’eau sur l’autel, en tenant les bras élevés, il accomplissait évidemment un rite sympathique destiné à provoquer la pluie. Lorsque l’officiant hindou, au cours d’un sacrifice solennel, allonge ou raccourcit à volonté la vie du sacrifiant, suivant le trajet qu’il fait accomplir à la libation, son rite est encore éminemment sympathique. De part et d’autre, les symboles sont parfaitement clairs ; le rite semble agir par lui-même ; cependant, dans l’un et dans l’autre cas, il est éminemment religieux : les agents qui l’accomplissent, le caractère des lieux ou les divinités présentes, la solennité des actes, les intentions de ceux qui assistent au culte, ne nous laissent à cet égard aucun doute. Donc, les rites sympathiques peuvent être aussi bien magiques que religieux.
Le second critère, proposé par M. Frazer, est que le rite magique agit d’ordinaire par lui-même, qu’il contraint, tandis que le rite religieux adore et concilie; l’un a une action mécanique immédiate ; l’autre agit indirectement et par une espèce de respectueuse persuasion ; son agent est un intermédiaire spirituel. Mais cette distinction est encore loin d’être suffisante ; car souvent le rite religieux contraint, lui aussi, et le dieu, dans la plupart des religions anciennes, n’était nullement capable de se soustraire à un rite accompli sans vice de forme. De plus, il n’est pas exact, et nous le verrons bien, que tous les rites magiques aient eu une action directe, puisqu’il y a des esprits dans la magie et que même les dieux y figurent. Enfin, l’esprit, dieu ou diable, n’obéit pas toujours fatalement aux ordres du magicien, qui finit par le prier.
Il nous faut donc chercher d’autres signes. Pour les trouver, procédons par divisions successives.
Parmi les rites, il y en a qui sont certainement religieux ce sont les rites solennels, publics, obligatoires, réguliers ; tels, les fêtes et les sacrements.Cependant, il y a des rites de ce caractère que M. Frazer n’a pas reconnus comme religieux ; pour lui, toutes les cérémonies des Australiens, la plupart des cérémonies d’initiation, en raison des rites sympathiques qu’elles enveloppent, sont magiques. Or, en fait, les rites de clans des Aruntas, rites dits de l’itichiuma, les rites tribaux de l’initiation, ont précisément l’importance, la gravité, la sainteté qu’évoque le mot de religion. Les espèces et les ancêtres totémiques présents au cours de ces rites sont bien de ces puissances respectées ou craintes dont l’intervention est pour M. Frazer lui-même, le signe de l’acte religieux. Elles sont même invoquées au cours des cérémonies.
Il y a d’autres rites, au contraire, qui sont régulièrement magiques. Ce sont les maléfices.Nous les voyons ainsi qualifiés constamment par le droit et la religion. Illicites, ils sont expressément prohibés et punis. Ici l’interdiction marque, d’une façon formelle, l’antagonisme du rite magique et du rite religieux. C’est même elle qui fait le caractère magique du maléfice, car il y a des rites religieux qui sont également malfaisants; tels sont certains cas de devotio, les imprécations contre l’ennemi de la cité, contre le violateur d’une sépulture ou d’un serment, enfin tous les rites de mort qui sanctionnent des interdictions rituelles. On peut même dire qu’il y a des maléfices qui ne sont tels que par rapport à ceux qui les craignent. L’interdiction est la limite dont la magie tout entière se rapproche.
Ces deux extrêmes forment, pour ainsi dire, les deux pôles de la magie et de la religion: pôle du sacrifice, pôle du maléfice. Les religions se créent toujours une sorte d’idéal vers lequel montent les hymnes, les vœux, les sacrifices et que protègent les interdictions. Ces régions, la magie les évite. Elle tend vers le maléfice, autour duquel se groupent les rites magiques et qui donne toujours les premières lignes de l’image que l’humanité s’est formée de la magie. Entre ces deux pôles, s’étale une masse confuse de faits, dont le caractère spécifique n’est pas immédiatement apparent. Ce sont les pratiques qui ne sont ni interdites, ni prescrites d’une façon spéciale. Il y a des actes religieux qui sont individuels et facultatifs ; il y a des actes magiques qui sont licites. Ce sont, d’une part, les actes occasionnels du culte de l’individu, d’autre part, les pratiques magiques associées aux techniques, celles de la médecine, par exemple. Un paysan de chez nous, qui exorcise les mulots de son champ, un Indien, qui prépare sa médecine de guerre, un Finnois, qui incante son arme de chasse, poursuivant des buts parfaitement avouables et accomplissent des actes permis. La parenté de la magie et du culte domestique est même telle que nous voyons, en Mélanésie, la magie se produire dans la série des actes qui ont pour objets les ancêtres. Bien loin de nier la possibilité de ces confusions, nous croyons même devoir y insister, quitte à en réserver pour plus tard l’explication. Pour le moment, nous accepterions presque la définition de Grimm, qui considérait la magie comme « une espèce de religion faite pour les besoins inférieurs de la vie domestique ». Mais quel que soit l’intérêt que présente pour nous la continuité de la magie et de la religion, il nous importe, pour le moment, avant tout, de classer les faits, et, pour cela, d’énumérer un certain nombre de caractères extérieurs auxquels on puisse les reconnaître. Car leur parenté n’a pas empêché les gens de sentir la différence des deux sortes de rites et de les pratiquer de façon à marquer qu’ils la sentaient. Nous avons donc à rechercher des signes qui nous permettent d’en faire le triage.
Tout d’abord, les rites magiques et les rites religieux ont souvent des agents différents ; ils ne sont pas accomplis par les mêmes individus. Quand, par exception, le prêtre fait de la magie, son attitude n’est pas l’attitude normale de sa fonction ; il tourne le dos à l’autel, il fait avec la main gauche ce qu’il devrait faire avec la main droite, et ainsi de suite.
Mais il y a bien d’autres signes qu’il nous faut grouper. D’abord, le choix des lieux où doit se passer la cérémonie magique. Celle-ci ne se fait pas communément dans le temple ou sur l’autel domestique ; elle se fait d’ordinaire dans les bois, loin des habitations, dans la nuit ou dans l’ombre, ou dans les recoins de la maison, c’est-à-dire à l’écart. Tandis que le rite religieux recherche en général le grand jour et le public, le rite magique le fuit. Même licite, il se cache, comme le maléfice. Même lorsqu’il est obligé d’agir en face du public, le magicien cherche à lui échapper ; son geste se fait furtif, sa parole indistincte ; l’homme-médecine, le rebouteux, qui travaillent devant la famille assemblée, marmonnent leurs formules, esquivent leurs passes et s’enveloppent dans des extases simulées ou réelles. Ainsi, en pleine société, le magicien s’isole, à plus forte raison quand il se retire au fond des bois. Même à l’égard de ses collègues, il garde presque toujours son quant à soi ; il se réserve. L’isolement, comme le secret, est un signe presque parfait de la nature intime du rite magique. Celui-ci est toujours le fait d’un individu ou d’individus agissant à titre privé ; l’acte et l’acteur sont enveloppés de mystère.
Ces divers signes ne font, en réalité, qu’exprimer l’irréligiosité du rite magique ; il est et on veut qu’il soit anti-religieux. En tout cas, il ne fait pas partie d’un de ces systèmes organisés que nous appelons cultes. Au contraire, une pratique religieuse même fortuite, même facultative, est toujours prévue, prescrite, officielle. Elle fait partie d’un culte. Le tribut rendu aux divinités à l’occasion d’un vœu, d’un sacrifice expiatoire pour cause de maladie est toujours, en définitive, un hommage régulier, obligatoire, nécessaire même, quoiqu’il soit volontaire. Le rite magique, au contraire, bien qu’il soit quelquefois fatalement périodique (c’est le cas de la magie agricole), ou nécessaire, quand il est fait en vue de certaines fins (d’une guérison, par exemple), est toujours considéré comme irrégulier, anormal et, tout an moins, peu estimable. Les rites médicaux, si utiles et si licites qu’on puisse se les figurer, ne comportent ni la même solennité, ni le même sentiment du devoir accompli qu’un sacrifice expiatoire ou un vœu faits à une divinité curative. Il y a nécessité et non pas obligation morale dans le recours à l’homme-médecine, au propriétaire de fétiche ou d’esprit, au rebouteux, an magicien.
Cependant, nous avons quelques exemples de cultes magiques. Tel est le culte d’Hécate dans la magie grecque, celui de Diane et du diable dans la magie du Moyen Age, toute une partie du culte de l’un des plus grands dieux hindous, Rudra-Çiva. Mais ce sont là des faits de seconde formation, et qui prouvent tout simplement que les magiciens se sont fait un culte pour leur compte, modelé sur les cultes religieux.
Nous avons obtenu de la sorte une définition provisoirement suffisante du rite magique. Nous appelons ainsi tout rite qui ne fait pas partie d’un culte organisé, rite privé, secret, mystérieux et tendant comme limite vers le rite prohibé. De cette définition, en tenant compte de celle que nous avons donnée des autres éléments de la magie, résulte une première détermination de sa notion. On voit que nous ne définissons pas la magie par la forme de ses rites, mais par les conditions dans lesquelles ils se produisent et qui marquent la place qu’ils occupent dans l’ensemble des habitudes sociales.
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