La démonologie, étudie les « superstitions » concernant les revenants, les âmes, les démons. Mais diverses sortes d’êtres ne sont pas classées. Nul effort n’est fait pour délimiter leurs traits distinctifs, pour Marcel Mauss.
Extraits du texte de Marcel Mauss, « La démonologie et la magie en Chine » de la revue Année sociologique, n˚ 11, 1910, pp. 227 à 233. Paris. Cette version numérique a été produite par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi, dans le cadre de la collection: « Les classiques des sciences sociales« .

La littérature et l’imagination populaire, en Chine, n’ayant jamais tenté de distinguer entre ceux qui n’ont jamais été des hommes, et ceux qui ne sont que des revenants, Jan Jakob Maria de Groot, sinologue allemand, les a confondus. Ce n’est guère que par rapport aux dieux qu’il a tenté de séparer les démons des autres esprits.
Un peuple peut se représenter inexactement ce qu’il pense ; l’esprit collectif n’est pas plus infaillible que l’esprit individuel. C’est une erreur de ce genre qui s’est produite en Chine. Tradition vulgaire et tradition savante, qui ne fit que raffiner la première, se sont trompées sur la nature des idées qu’on se faisait des démons.
Un esprit de classification a priori dénatura les croyances et en faussa l’expression. Les Chinois ont tout divisé dans le monde entre le yin et le yang, les principes céleste, mâle, lumineux, bon, d’une part, terrestre, femelle, obscur, mauvais, de l’autre.
Conformément à cette division fondamentale, l’âme elle-même a été divisée en shen et en kwei, âme bonne et lumineuse, et âme mauvaise et obscure. La théologie et la littérature populaire ont été prises à ce piège.
Quand on voulut préciser la place des démons dans la série des êtres, il parut qu’ils ne pouvaient être que des shen ou des kwei ; ce furent donc des kwei. De plus, pour satisfaire la systématique, on décida que tous les kwei étaient des revenants, d’anciennes âmes d’hommes.
En fait, il est bien spécifié de temps en temps que le démon est une âme mauvaise d’homme mort ou vivant. Les savants chinois, le peuple chinois, se faisant l’écho de leurs disputes millénaires, généralisèrent ; mais leur généralisation est arbitraire. Jan Jakob Maria de Groot n’a fait pourtant que les suivre en traduisant régulièrement par « spectre » un caractère qui ne désigne pas nécessairement l’âme d’un mort, et sûrement dans quelques cas ne le désigne pas du tout.
En réalité, la pensée profonde des Chinois sur ce sujet a toujours été très différente. Ce n’est certainement pas sur le modèle de l’âme humaine qu’ils ont conçu l’âme universelle, les âmes des choses, les esprits. Bien que les différentes formes d’âme aient été représentées comme interchangeables, cependant les âmes qui sont dans les choses n’ont pas nécessairement figure d’homme : chacune d’elles a la forme concrète de l’être qu’elle anime.
Il n’y a pas seulement, en Chine, des loups-garous comme dans notre tradition indo-européenne, il y a aussi des démons-tigres dont les âmes se sont emparées des hommes, de leurs corps et de leurs esprits. « Animaux oiseaux, poissons, insectes transportent leurs âmes dans les hommes, les rendant malades et fous ; ils émettent leurs âmes de leurs corps pour troubler maisons et villages ».
Les âmes des hommes, celles des bêtes et des arbres sont sur le même plan. Il s’en faut donc que les Chinois fournissent un argument à ceux qui prétendent dériver toutes les notions religieuses, toutes les représentations d’esprits de la notion d’âme humaine.
C’est pourtant ce que paraît admettre, à la suite des Chinois d’ailleurs, Jan Jakob Maria de Groot quand il traduit kwei et ses synonymes par spectre, quand il fait des démons des âmes humaines malfaisantes. Peut-être même n’est-il impossible d’apercevoir, à travers les documents traduits par Jan Jakob Maria de Groot la manière dont ce concept de démon a évolué.
Il y eut d’abord les différentes catégories de démons : les sié, les wang, etc. Puis on se demanda ce qu’étaient ces démons et, longtemps, on resta indécis. On les classait parmi les êtres composites. Dans une très ancienne conjuration d’un empereur, ils sont appelés, non pas kwei, mais shen kwei; ce qui montre bien ce que cette expression avait alors de flottant et d’indéterminé.
Les esprits des montagnes, les sia, qui ne furent jamais des hommes, qu’aucun conte n’identifie avec des revenants, étaient également des shen kwei. C’est seulement à la suite d’un processus philosophique plus Ou moins populaire qu’ils devinrent des kwei tout court. Enfin, c’est surtout l’art qui, en les décorant d’une forme humaine, en fit d’anciens hommes réduits à l’état de kwei.
Les esprits malfaisants sont en nombre infini et présents partout. Ce sont des émanations, des âmes, des êtres qui hantent et qui doublent la nature et ses produits. Ce sont les démons de la montagne, du désert, de la forêt. (…) Ce sont plutôt les esprits des plantes et des choses inanimées qui tiennent ce rôle.
La plupart ont des aspects d’animaux, mais ce n’est ni nécessairement ni exclusivement à ces représentations qu’ils sont astreints. Les esprits des montagnes ont une seule jambe et figure de chèvres ou de chiens ; ils peuvent aussi, semble-t-il, revêtir par instants des formes humaines, plus ou moins terribles, colossales, monstrueuses, fugaces, grotesques.
Les esprits des eaux ont, naturellement, des formes serpentines ; ceux des arbres, alternativement, se distinguent de leurs habitats et se confondent avec eux. Les statues sont naturellement animées ; il en est de même d’autres choses qui n’ont même pas les aspects extérieurs de la vie, comme le balai, le bois à brûler, qui sont des démons.
Mais les plus importants et les plus nombreux sont les démons-animaux : tigres, loups, chiens, renards, etc., reptiles, oiseaux, poissons.
Sans doute, la présence d’un démon-animal se relie quelquefois à l’histoire d’un mort : l’esprit du mort, grâce aux formes animales qu’a l’âme humaine, possède la faculté de prendre possession d’un corps animal. Il peut, par de subtiles mutations, se transformer dans l’image d’un démon-animal qui s’empare d’un corps, mort ou vivant. Mais la plupart du temps, c’est le démon sous des espèces animales qui apparaît aux hommes, qui les hante, les possède et les détruit en les possédant.
Restent les démons qui sont d’origine humaine et ont gardé la forme d’hommes, Ce sont d’abord ceux des morts à qui les services funéraires n’ont pas encore été rendus, ou bien à qui on n’a pas encore fini de les rendre ; ce sont les spectres des suicidés, les squelettes, les crânes isolés devenus des démons ; ce sont enfin les vampires.
D’après Jan Jakob Maria de Groot, les vampires n’auraient fait leur apparition en Chine que récemment, peut-être à la suite des épidémies de vampires en Europe. Mais nous ne voyons pas très bien pourquoi Jan Jakob Maria de Groot distingue si nettement les vampires des spectres nécrophages, ni pourquoi il ne les a pas joints aux autres revenants, déjà étudiés çà et là à propos du rituel funéraire, ni pourquoi enfin il sépare ceux-ci d’autres démons d’origine humaine comme par exemple, les esprits des suicidés.
D’ailleurs, à notre avis, les listes de Jan Jakob Maria de Groot, si longues qu’elles soient, n’épuisent pas celles qui pourraient être dressées. Les incubes et succubes, les esprits du vent et de l’air, les âmes errantes échappées à des vivants endormis, les esprits de la maladie, que Jan Jakob Maria de Groot n’étudie qu’à propos des calamités noires et des paniques qu’elles causèrent, échappent à ses classifications ; mais peut-être les retrouverons-nous dans un livre suivant.
Sources anglaise : Jan Jakob Maria de Groot, The Religious System of China. The Demonology and Sorcery. Vol. V. Leyde, 1908.