Demougin Patrick. Étude sur l’oeuvre démonologique de Pierre Le Loyer (1550-1634). In: Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n°41, 1995. pp. 143-146.
Extrait :
Les ouvrages démonologiques de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle ont pu être considérés comme des textes dogmatiques servant de support théorique à la chasse aux sorcières. Des études récentes ont dépassé ce point de vue, mais sont restées liées à l’analyse d’un objet très délimité : la sorcellerie et, particulièrement, le sabbat.

(…) L’oeuvre démonologique de Pierre Le Loyer (…) répond à des sollicitations complexes, littéraires, idéologiques et épistémologiques. Elle s’intéresse prioritairement aux « spectres », ou apparitions d’esprits.
Les IV livres des spectres (1586), puis le Discours des spectres (1605-1608) peuvent apparaître comme le produit d’une formation humaniste et figurer parmi les derniers avatars de l’Humanisme érudit. Ils continuent, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, sous une forme marginale, la dynamique des litterse humaniores.
(…) Enfin, le discours démonologique de Pierre Le Loyer, en particulier dans sa dernière version en 1605-1608, met en avant les mérites de la méthode et tente de bâtir une science des spectres : la critique de la perception, la connaissance des étymologies et l’utilisation de classements typologiques constituent les éléments essentiels de sa démarche. Il est, de ce fait, proche des ruptures épistémologiques qui vont permettre l’approche rationnelle des phénomènes surnaturels au XVIIe siècle (…)
L’oeuvre démonologique est une oeuvre d’écriture à part entière, elle rassemble une dernière fois ce qui devra se répartir, dans le courant du XVIIe siècle, entre la philosophie, les sciences, la théologie et les Belles-lettres.
(…) Dans sa version revue et augmentée, en 1605-1608, l’oeuvre démonologique apparaît comme un formidable exercice de lecture. L’érudition est essentielle dans la rédaction du discours démonologique, mais elle ne se justifie pas uniquement quantitativement. Elle est le lieu d’une sélection et d’une interprétation des textes autour de la question centrale du surnaturel.
Les sources antiques sont exploitées pour fournir des témoignages sur les apparitions de spectres et tous les phénomènes surnaturels (les poètes, les historiens), une méthode d’analyse (Aristote), et partiellement une métaphysique (Platon). Les sources modernes apportent au débat son actualité, notamment sa dimension théologique et polémique avec la question contestée de l’apparition des âmes des morts (Église grecque et byzantine, sources médiévales, auteurs musulmans, juifs et protestants).
(…) La dimension théorique de l’ouvrage se trouve confirmée par l’examen des prises de position de Pierre Le Loyer.
Les positions démonologiques et techniques sont relativement modérées : le démonologue privilégie l’exorcisme plutôt que la procédure judiciaire et s’intéresse donc plus aux possédées qu’aux sorcières. Il étudie les apparitions de spectres en termes rigoureux, pour éliminer les fausses visions (liées à des troubles perceptifs) et pour identifier leur origine (il peut s’agir d’apparitions d’âmes et d’anges, mais aussi d’apparitions de démons qui trompent les sens et l’intellect de l’homme).
Les positions théologiques et polémiques contestent les thèses des protestants, en la personne de Lavater (à propos des apparitions d’âmes et du purgatoire), celles des libertins, à travers Pomponazzi (à propos des apparitions en général, et de la nature de l’âme), et celles des catholiques qui font la part belle à la théurgie (notamment sur un point d’exégèse biblique : l’apparition de Samuel à Saûl).
Enfin, l’oeuvre se construit autour de trois représentations concurrentes : la vision théocentrique qui ramène constamment au débat théologique et à des prises de positions dogmatiques ; la vision anthropocentrique qui conduit à la description des pratiques rituelles, à l’étude comparatiste des religions, à l’analyse de la diversité ; la vision logocentrique qui trouve dans les étymologies et, plus généralement, dans la connaissance des langues, l’outil nécessaire à une argumentation sur la nature des spectres.
La thèse (…) entend montrer la polyvalence de l’oeuvre démonologique. (…) Il existe, à côté d’une démonologie des praticiens illustrée par les productions de Bodin, Lancre, Boguet …, une démonologie des théoriciens, dont Pierre Le Loyer constitue un des plus beaux fleurons. Une relecture des textes démonologiques en fonction de cette distinction paraît utile.
Les ouvrages démonologiques méritent aussi d’être étudiés en fonction des modèles qu’ils inaugurent : si les textes de Bodin et de Lancre trouvent des prolongements dans les oeuvres littéraires de Cazotte ou Michelet, l’oeuvre de Pierre Le Loyer appelle la mise en place d’une réflexion philosophique et scientifique qui s’illustrera avec Fontenelle, ou la constitution d’un savoir encyclopédique qui trouvera dans le Dictionnaire de théologie catholique ou dans les travaux de Colin de Plancy ses meilleures réalisations.
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